EXPLORATIONs aux rivages
de l'imaginaire
Ville fantôme - Les friches de l’histoire
En débarquant ce matin-là sur la plage de Qullissat, je pris d’abord pour une friche cette colline parsemée de morceaux de bois, de vieux tissus, de tôles rouillées, ce terrain écrasé par les falaises noires de l’île Disko. Mais en montant sur la butte, je découvris des baraquements.
Une ville ?
Si c’est une ville, où sont les âmes qui l’habitent ? Les bruits de pas, les chemins, les voix, les chiens (si nombreux au Groenland). Où sont les enfants qui accourent, les peaux de bêtes qui sèchent ? Où sont les bateaux, les traineaux, les containers, les mégots de cigarette, les chants à la porte de l’église ? Pas un son ne vient troubler le lent ressac, si ce n’est une sterne qui crie avant sa piquée.
Ce n’est pas une ville. C’est une ville morte.
Une ville fantôme où le vent soupire à travers les carreaux, et les balançoires.
C’est l’automne. Les saules nains sont montés en graines. Ils forment des buissons cotonneux qui parsèment, presque avec gaité, le romanesque éteint du tableau qui craquèle. On pousse la porte d’un vieux conte de fée.
La nature a repris ses droits. Avec douceur, la toundra, toute à sa lente pousse, dissimule l’angularité trop aigue des stigmates du drame. Elle a recouvert les traces sur les sols durement foulés, les morceaux de meubles coupants. Le vent s’est chargé des vêtements inutiles et des pages des livres. Puis, pour parfaire la besogne, un tsunami gigantesque, provoqué par le retournement d’un iceberg proche, avala les bateaux échoués et les premières lignes de maisons, soufflant les toits des autres, balafrant à la fin le visage du Qullissat d’antan.
C’est l’automne, et boulots nains rougeoyant imitent les dernières couleurs des murs des maisons offrant la protection d’un camouflage de saison. Elles hiberneront dans les bras du paysage.
Naasoq, la végétation, adopte la mine orpheline.
Qu’elle dût être colorée, cette ville ! Grouillante, énergique, bruyante ! Les rails transportant toute la journée les fourgons vers les bateaux. Qullissat était une citée cosmopolite réunissant inuit et européens autour de l’or noir. Du charbon, il y en avait pour tout le monde et le monde se l’arrachait. On se souciait bien peu de ce qu’on en faisait là-bas, dans les pays tièdes. Ici, une fois le travail achevé, on partageait kaffemik et parties de pêche, grandes flambées et thé du Labrador. On enseignait, on soignait, on naissait, on se disait des contes venus d’Ecosse, du Danemark, du Grand Nord.
Un matin, un homme inconnu en costume annonça que la mine fermait.
La valeur de la roche avait tari avant sa source. Il fallait partir.
Les bouches se sont ficelées puis entassées dans des navires trop petits pour y caser les maisons.
Les cœurs sont restés sur la rive et, plus que les détritus de cette friche immense, cet homme que je découvre poussant une brouette, ce sont les souvenirs qu’il dépoussière, qu’il répare, au gré des flots qui les ramènent.
« Il faut bien entretenir la maison ! » qu’il me dit, en haussant les épaules.
Seul au monde.
En repartant, je ne peux détacher mon regard de la fumée bleue, de la maisonnette orange où le vieux Flemming fait chauffer sa soupe avant de s’endormir, bercé par les échos d’une enfance déracinée
Retour de voyage, Groenland, Septembre 2018